Les invités du mois
Ce mois ci c'est Émilien Rouyer et Pierre Esnault, moniteurs étudiants au Service commun de documentation (BU Lyon 1) qui nous proposent leurs recommandations culturelles. Merci à tous deux !
Le poème Lady Lazarus de Sylvia Plath
Une recommandation d’Émilien
Un peu de contexte
Le poème que je vous propose de découvrir aujourd’hui s’intitule Lady Lazarus. Il appartient au courant de la poésie confessionnelle : l’autrice parle de sa vie et la transforme en poèmes. Ses émotions créent son propre monde, unique, car tout est une affaire de perception. Aucune expérience ne peut être totalement partagée avec les autres, ce qui renforce son sentiment d’isolement et sa solitude.
Lazare est un personnage de la Bible, ressuscité par Jésus, c’est-à-dire un homme sanctifié et intouchable, au pouvoir illimité. Sylvia Plath est devenue athée après la mort de son père, et ne voit en Jésus qu’une figure d’autorité assise par la culture et l’histoire. Pour elle, Jésus n’est qu’un prétexte pour légitimer l’autorité masculine en se basant sur un texte saint, censé être une vérité absolue (bien arrangeant, n’est-ce pas !).
Sylvia Plath, elle, ressuscite elle-même. Elle revient de la mort par sa vaillance et sa ténacité, avec nul besoin d’un homme pour renaitre de ses cendres malgré les humiliations subies. Il s’agit d’un poème émancipatoire qui invite les femmes à utiliser leur puissance à l’échelle personnelle et collective, même si elle est niée par les hommes.
Lady Lazarus parle d’abord de la marchandisation du corps des femmes et de la liberté des hommes à scruter, commenter et désirer le corps féminin. Ils exposent l’autrice sur la place publique, puis ils évaluent le prix que vaut son corps en l’érotisant. La foule voyeuriste transforme la femme en marchandise consommable, ensuite dissoute dans une marmite de la mort. Seules quelques traces prouvent qu’elle a existé, comme une dent en or. Tous ses matériaux corporels ont été recyclés, comme pour les Juifs dans les camps de concentration, en savon ou en abat-jour.
Mais qui était Sylvia Plath ?
Sylvia Plath est une poétesse, romancière et nouvelliste américaine du milieu du XXème siècle. Morte à seulement trente ans, sa vie a été marquée par de nombreux épisodes dépressifs, qui l’ont familiarisée très jeune avec des questionnements autour de la mort, un thème récurrent dans ses œuvres. Elle a publié son premier poème à l’âge de huit ans.
Son roman le plus connu est sans doute The Bell Jar (La cloche de détresse). Il s’agit d’un roman autobiographique se concentrant sur sa dépression alors qu’elle était admise en hôpital psychiatrique en 1953, à une époque où les traitement barbares sont de coutume : lobotomie, chocs électriques, coma déclenché, barbituriques, … Sa retraite semble néanmoins utile car elle parvient à terminer ses études avec la mention summa cum laude, c’est-à-dire la plus haute distinction possible.
Au cours de sa carrière, elle rencontre des poètes connus, comme Robert Lowell, Anne Sexton, et Ted Hughes, avec qui elle se marie. Mari violent, il provoque la fausse couche de Sylvia Plath, qui la pousse à s’exiler. Elle engage une procédure de divorce qui n’aboutit pas car elle se suicide avant le jugement, après avoir tenté de se donner la mort plusieurs fois auparavant. Sylvia Plath trouve dans la littérature un refuge contre les malheurs de sa vie et décrit avec justesse le désespoir, le vide et la solitude de la dépression, mêlée à l’impossible communication de sa souffrance aux personnes en bonne santé.
Désirer la violence de Chloé Thibaud
Une recommandation de Pierre
L’autrice et journaliste Chloé Thibaud dans son livre Désirer la violence : Ce(ux) que la pop culture nous apprend à aimer (paru en avril 2024) propose de décrypter la construction de la culture du viol depuis des décennies au cinéma en analysant ce que les films et les séries nous apprennent à désirer. La violence, donc, même si cela paraît étonnant et qu’on peut penser qu’on n’est pas concerné·e. L’autrice rappelle avant tout que ce travail n’a pas pour objectif de « cancel » certains films ou séries en disant ce qu’il faudrait ou non regarder. Mais bien de permettre aux spectateur.ices de prendre conscience et de rendre explicite la culture du viol, les biais sexistes, les violences et les rapports de domination qui sont rendus désirables à travers l’analyse de certains films et séries qui constituent la pop culture.
On retrouve dans cet essai notamment des analyses concernant la banalisation de la violence dans les rapports de séduction en faisant référence par exemple aux James Bond girls présentées comme objets de conquête. L’intensité des scènes de séduction y est présentée comme provenant d’un consentement non évident (très très peu explicite!), voir « obtenu » parfois par la force. L’autrice insiste sur le fait que ce schéma, loin d’être propre aux films d’actions avec des personnages masculins explicitement virils et violents, se retrouve en fait dans la plupart des scènes de séduction au cinéma jusque dans des comédies dramatiques comme L’Auberge espagnole. La scène où Xavier embrasse de force Anne-Sophie, coaché juste avant par son amie, perpétue l’idée que l’attirance et l’intensité proviennent de la fermeté masculine et qu’un refus explicite initial de la part d’Anne-Sophie révèlerait toujours un « oui » inassumé. Une longue interview de l’autrice avec le réalisateur Cédric Klapisch nous apprend que depuis, il a réfléchi, et compris que « non, c’est non ». En effet, Chloé Thibault montre également que la pop culture a contribué à construire une image de la séduction où seuls les hommes sont actifs, pour créer de la tension, les femmesdevraient d’abord « dire non » même si elles ont envie puis « succomber » ou céder au désir masculin. L’autrice retrace ainsi tout un continuum de la violence qui va des « baisés volés » en citant des Disney, aux violences psychologiques et physiques perpétuer à travers différentes figures filmographiques masculines. Des bad boys aux « mec sympas » en citant Edward Lewis de Pretty Woman ou aux manipulateurs/psychopathes en citant Ross de la série Friends.
Chloé Thibaud propose tout un panorama de films et séries très regardés, très appréciés, parfois comiques, et dans lesquels des comportements inacceptables sont non seulement acceptés mais même valorisés. Qui penserait que Kirikou et la sorcière peut comporter des éléments choquants? Qui s’interroge sur la banalisation de la violence en dansant sur la BO de Grease ou de Saturday Night Fever? Or pour l’autrice, même si c’est dans le domaine de l’imaginaire, cela nous construit.
Un indicateur donné par l’autrice dans un entretien sur son essai donné pour le média Blast avec Salomé Saqué est que, bien souvent, si l’on remplace l’homme beau et charismatique d’un film par un mec de la vie de tous les jours, les scènes de séduction se transformeraient vite en scènes de violence, de harcèlement etc. dans la vraie vie. L’autrice décrypte encore plein d’autres mécanismes de violences et figures typiques du cinéma à travers une multitude de films et séries que vous pourrez découvrir en lisant le livre. Je recommande également au passage le média indépendant Blast présent sur Youtube engagé pour les luttes anticapitalistes, antiracistes, d’égalité des genres etc. qui propose une diversité de contenues (chroniques, investigation, entretiens…) avec l’intervention de spécialistes et chercheur·euses.
Le spéculum, la canule et le miroir - Lucile Ruault
Une recommandation d'Alan
Ce mois-ci, je vous propose de changer votre image des avortements clandestins avec l’ouvrage de Lucile Ruault, Le spéculum, la canule et le miroir.
Aux travers de nombreux témoignages, Lucile Ruault plonge au cœur des groupes qui organisaient des avortements clandestins avant 1975 et la légalisation de l’IVG, mais aussi après. Car c’est l’originalité du travail de l’autrice : elle explore la manière dont les militant·es qui n’étaient pas satisfait·es de la loi de 1975 ont continué de réaliser des avortements clandestins dans les années qui ont suivi !
Dans ce livre, on se penche non seulement les méthodes d’avortement proposées par ces groupes, mais aussi sur les différentes raisons qui ont pu pousser les personnes à se mobiliser pour cette cause, et la manière dont les avortement clandestins créaient de véritables communautés solidaires, qui ont éclaté petit à petit quand les hôpitaux ont eu l’autorisation de pratiquer des avortements dans le cadre médical. Le fil rouge est la confrontation entre les savoirs experts des médecins, militants ou non, et les savoirs profanes des personnes (en majorité des femmes) non-médecins qui œuvraient dans ces groupes.
L’ouvrage est tiré de la thèse de Lucile Ruault : il est donc très bien documenté. L’autrice s’est entretenue avec de nombreux médecins et militant·es, des personnes qui se sont faites avorter ou non. Elle explore l’histoire de leur mobilisation et leur histoire personnelle, parfois de manière émouvante, mais toujours rigoureuse, en interrogant la manière dont la loi de 1975, malgré le progrès énorme qu’elle a représenté, a aussi remis en question l’autonomie des femmes. C’est l’occasion de réfléchir sur l’importance des connaissances communautaires et sur les relations entre médecin et patient·e dans des cas comme celui de l’avortement. Mais l’enquête de Lucile Ruault est aussi particulièrement frappante dans le contexte actuel, où le droit à l’avortement légal est en train d’être remis en question dans certains pays.
Il suffit d'écouter les femmes - Documentaire de Sonia Gonzales
Une recommandation de Julie
Trigger warning : récits de violences et agressions
Il suffit d’écouter les femmes : ces paroles ont été prononcées par Simone Veil lorsqu’elle défendait sa loi sur l’avortement, en 1974, devant l’Assemblée nationale. Pour la première fois, des femmes acceptent de raconter leur avortement clandestin dans la France d’avant 1975. Ces témoignages rappellent à toutes les générations l’héritage de Simone Veil et sa lutte décisive pour les droits des femmes.
Dans une période où les droits des femmes et des minorités sont menacés et parfois en recul, il est indispensable de se tourner vers l’Histoire et de donner la parole aux témoins et victimes des violences subies. Ces témoignages mêlant femmes anonymes et femmes célèbres, récits historiques et contemporains, sont d’une très grande puissance et nous rappellent que nos droits ne sont jamais acquis.
J’ai été frappée par plusieurs témoignages de femmes évoquant une méconnaissance totale de leur corps et de la sexualité, victimes des tabous et d’une éducation à la vie affective et à la sexualité inexistante, aussi bien dans les familles qu’à l’école, les rendant particulièrement vulnérables aux VSS et aux violences médicales et gynécologiques.
Un documentaire indispensable pour se souvenir et agir afin que ces violences ne se reproduisent plus jamais.
Podcast Le Serment d’Augusta - Binge Audio
Une recommandation de Marthe
Le Serment d’Augusta est un podcast d’enseignement et un hors-série Programme B coproduit par Binge Audio, Sorbonne Université et la Fondation APHP.
Pourquoi Augusta ? Augusta Klumpke est la première femme reçue au concours de l’Internat des hôpitaux de Paris. Pionnière dans le domaine de la neurologie, ses travaux de recherche ont beaucoup apporté à la science médicale de son époque.
Cette nouvelle série documentaire propose aux étudiant·es de santé de réinventer avec le grand public leur engagement de soignant·e. Un récit qui s’inscrit comme un complément moderne au serment d’Hippocrate et qui, grande première, va rentrer dans le cursus de ces étudiant·es.
À l’origine de ce projet, il y a une rencontre entre Olympe de Gê, autrice de podcasts et réalisatrice, et Emmanuel Flamand-Roze, professeur de neurologie à la faculté de Médecine Sorbonne Université et neurologue à la Pitié-Salpêtrière. Leurs chemins sont différents, mais leurs expériences les amènent à se passionner pour les questions de consentement médical, de relations soignant·es-soigné·es…Ensemble, ils s’interrogent sur la place des patient·es au cœur du dispositif médical. Un rapport dissymétrique, parfois écrasant, de plus en plus remis en question par les patient·es, les activistes, les étudiant·es et les médecins eux-mêmes. Le podcast interroge des lanceur·es d’alerte, des philosophes, des juristes, il convoque la sociologie, l’histoire, il donne la parole à des personnes engagées, et bien sûr aux étudiant·es en santé.
Le commun des mortelles : Faire face au féminicide, de Margot Giacinti
Une recommandation de Solène
A l’occasion du 8 mars, je vous invite à découvrir les travaux de recherche de Margot GIACINTI, chercheuse en science politique et militante au Planning Familial du Rhône. Actuellement post-doctorante à l’Université de Lille, elle travaille sur les politiques publiques de lutte contre les violences de genre.
Ce premier livre est issu de sa thèse, soutenue en 2023 à l’ENS de Lyon et consacrée à l’étude des féminicides en France, de la Révolution Française aux années 1970 (prix de thèse 2024 de l’Institut du Genre).
Les meurtres de femmes parce qu’elles sont des femmes, autrement dit les féminicides, ont une histoire trop longue. Plusieurs générations de féministes, depuis la fin du XIXe siècle, ont dénoncé à leur façon le caractère genré de ces phénomènes. C’est d’abord à elles que cet ouvrage rend hommage en retraçant leurs combats et leur pensée. C’est ensuite à l’expérience des victimes qu’il s’intéresse. Loin de subir passivement ces formes extrêmes de la domination masculine, celles-ci se sont souvent efforcées de dénoncer, de résister, d’agir contre leurs agresseurs. L’examen des archives (policières, judiciaires, médiatiques) met en lumière, de la Révolution française à aujourd’hui, des centres-villes aux campagnes, des classes bourgeoises aux classes laborieuses, des relations intimes aux meurtres crapuleux, les grands traits d’un fait social tristement structurel.