Interview de Françoise Poyet, enseignante-chercheuse à l’Inspé de l’académie de Lyon et au laboratoire Elico.
Pouvez-vous vous présenter ?
Je suis Françoise Poyet, Psychologue et Professeure des Universités à l’Inspé- université Claude Bernard Lyon 1. Je suis membre du Laboratoire de recherche Elico (Equipe de recherche de Lyon en sciences de l’Information et de la Communication).
Depuis plus de 20 ans, je mène des travaux de recherche sur les usages du numérique à des fins d’enseignement et d’apprentissage.
Quelle est la genèse du projet de recherche avec la Startup Reverto ?
Le projet EMPRISE (EMPRISE pour EMPathie et Réalité vISuElle) est né d’une collaboration avec l’entreprise REVERTO dont l’objectif est d’évaluer l’impact d’un dispositif de réalité virtuelle intitulé « La traque[1] » dans le domaine de la prévention du harcèlement sexuel.
« La traque » est un film en immersion à 360° de 7 minutes 24 secondes qui se visionne dans un casque de réalité virtuelle. Dans ce film, le spectateur incarne une victime de harcèlement sexuel au travail (4 autres personnages sont présents : le témoin, le chef de service, l’harceleur, le collègue). Cette expérience immersive a été réalisée sur la base de témoignages réels, remis en scène avec des comédiens qui s’adressent à la caméra 360°. Étant donné qu’il est parfois difficile de se construire des représentations vis-à-vis d’évènements non vécus, la réalité virtuelle permettrait de se confronter à des situations nouvelles et de l’inscrire dans le vécu émotionnel du spectateur.
Le pari de la société REVERTO était le suivant : la prochaine fois qu’un spectateur de cette expérience sera témoin d’une situation de harcèlement dans la vie réelle, son vécu émotionnel va remonter et il se dira : « cette personne est en train de vivre ce que j’ai vécu dans le casque, elle vit mal cette situation et cela l’incitera à agir » selon l’explication du directeur de la société REVERTO.
Dans ce film, le spectateur incarne Lucie, une jeune recrue qui fait ces premiers pas dans une agence. Le patron, absent, la met sous la responsabilité de Mathias pour un projet important à rendre, où Lucie doit faire ses preuves. Mais Mathias va progressivement prendre l’ascendant et devenir un danger pour Lucie… Le film est structuré en 9 séquences qui suivent une progression où la pression sexuelle est de plus en plus forte.
Comment s’est déroulée l’étude de l’outil ?
25 étudiant·es de Master MEEF (Métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation) du 1er et 2nd degré à l’ESPE de Lyon ont expérimenté l’outil au premier trimestre 2019. Avant de commencer la visualisation du film, nous avons administré aux étudiants la version française de Besche-Richard, Olivier et Albert du test d’évaluation du quotient empathique[2]de Simon Baron-Cohen afin d’évaluer leur niveau personnel d’empathie.
Ce test consiste en une série de 60 affirmations (40 pour le questionnaire court) pour lesquelles la personne répond en fonction de son accord avec l’énoncé, c’est-à-dire entre « tout à fait d’accord », « plutôt d’accord », « plutôt pas d’accord » et « pas du tout d’accord ».
Nous avons choisi le questionnaire long avec 60 questions. Sur les 60 questions, 40 sont reliés à l’empathie et 20 sont des questions de contrôle. Voici à titre d’exemple, l’une des questions reliées à l’empathie : « voir quelqu’un pleurer ne me touche pas vraiment ». Concernant les 40 questions d’empathie, nous pouvons avoir un score de 2, 1 ou 0 (soit un total de 80 points). Ce score est ensuite comparé à un barème étalonné différemment selon le sexe.
Ensuite, un casque virtuel était remis à chaque étudiant pour visualiser « La traque ». Après la visualisation en immersion, un questionnaire leur était proposé afin d’étudier l’influence de ce dispositif sur leur état émotionnel ; nous avons eu recours à un questionnaire semi-ouvert. Au regard de chaque séquence du film (9 au total), nous leur avons demandé quelles émotions avaient-ils ressenties en nous appuyant sur la catégorisation d’Antonio Damasio (1999). Nous avons considéré les émotions de base : joie, tristesse, peur, colère, dégoût, surprise à laquelle nous avons ajouté une émotion secondaire -le mépris- afin d’enrichir notre palette d’émotions.
Enfin, nous avons demandé aux étudiants d’identifier la nature des émotions et leur intensité sur une échelle de Likert de 1 à 10. Nous leur avons aussi demandé d’établir un classement de la responsabilité des 4 acteurs en présence ainsi que d’exprimer leur ressenti émotionnel. Pour terminer, les étudiants ont procédé à l’évaluation de l’outil.
Pour le traitement des données, nous nous sommes appuyés sur l’analyse statistique implicative (ASI).
Quelles ont été leurs réactions, vos conclusions ?
Un travail de restitution est en cours de rédaction et sera présenté à l’INSPE de Lyon dans le cadre d’un séminaire de recherche du laboratoire Elico en février 2020.
Je peux toutefois vous donner quelques éléments qui ont retenu notre attention.
Tout d’abord la capacité de concentration est décuplée avec un outil immersif : quand on regarde une vidéo simple, on peut avoir une attention partagée, en particulier si l’image nous dérange, s’il y a du bruit…l’immersion n’autorise pas cette distraction et permet de se concentrer vraiment sur ce que l’on voit. Il est impossible de sortir de la situation présentée.
Les réactions corporelles ont également été intéressantes : à un moment de la séquence, l’harceleur franchit une limite intime et rentre dans la sphère corporelle de la personne harcelée. Nous avons constaté que les hommes ont eu en général des mouvements de recul alors que les femmes restaient immobiles et stoïques.
Par ailleurs, les émotions ont varié en fonction des séquences, elles sont passées de la surprise, au dégoût et à la colère. Leur intensité était maximale à la fin du visionnage du film et elles étaient en lien avec la colère.
Il est intéressant de constater que cet outil peut, en plus de son usage en prévention, aider à la libération de la parole. Beaucoup d’étudiantes qui avaient vécu ce type de situations sans l’avoir forcément verbalisé se mettent à parler plus librement. En tant que psychologue, ce type d’outils, favorisant la mise en situation et en l’occurrence qui s’appuie sur de la réalité virtuelle, pourraient être très utiles et précieux pour un travail dans des cas de stress post-traumatique, par exemple, lorsque l’émotion est bloquée et entraîne des problèmes psychosomatiques.
[1] Cf. lien suivant « La traque » https://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/metiers/video-un-court-metrage-en-realite-virtuelle-pour-vous-mettre-dans-la-peau-d-une-victime-de-harcelement-sexuel_2980603.html.
[2] http://pages.infinit.net/frelyne/aspi/EmpathyQuotient.html
Interview Guillaume Clere, fondateur de la société Reverto et des outils de réalité virtuelle pour lutter contre les sexisme et le harcèlement sexuel.
Pour quelles raisons avoir choisi les sujets du Harcèlement sexuel et du sexisme pour vos premiers outils en réalité virtuelle ?
Je suis un homme et j’ai grandi entouré de mes 3 sœurs et d’une maman. Avec l’affaire Weinstein et le mouvement « MeToo », je leur ai posé des questions sur leur quotidien. Ce qu’elles m’ont raconté m’a beaucoup fait réfléchir. Je me suis dit que je ne m’étais pas assez mis à leur place. Et il a quelque chose d’encore plus insidieux, elles étaient incapables de reconnaître que certaines situations qu’elles vivaient étaient du harcèlement ou du sexisme. Elles me disent : « mais c’est normal, je suis une femme ».
La réalité virtuelle permet une chose impossible à réaliser dans la vie réelle : se mettre à la place des autres, notamment des victimes. Le but : comprendre ce qu’elles vivent et savoir reconnaître et identifier ces situations pour pouvoir les prévenir.
Comment s’est construit cet outil ?
Nous travaillons à chaque fois avec un expert du sujet. Pour le harcèlement, nous avons travaillé avec Pauline Verduzier, journaliste spécialisée sur les sujets de genre et les violences faites aux femmes. Sur le sexisme en Entreprise, nous avons travaillé avec Ekiwork, un cabinet de conseil spécialisé sur les discriminations et le sexisme en entreprise. Nous partons de témoignages réels pour construire un scénario, qui est ensuite relu par des psychologues. Puis nous travaillons avec Pierre de Lengaigne, un metteur en scène, et des comédien·nes professionnels pour recréer les scènes autour d’une caméra 360°. Les comédien·nes s’adressent à la caméra, ainsi quand vous mettez le casque de réalité virtuelle, ils s’adressent à vous. Nous travaillons aussi avec des spécialistes des effets spéciaux et du son pour corriger les aberrations d’image et créer une ambiance immersive au plus proche du réel.
Enfin, un module interactif créé avec chaque expert permet de revenir sur les situations vécues, d’apprendre à les identifier via des quizz, connaître la loi et avoir des conseils pratiques sur comment réagir à ces situations.
Quels sont les retours des premiers usager·es ?
En général, c’est le vécu qui remonte immédiatement, que l’ont soit témoin, auteur ou victime. « Mais j’ai déjà fait ça ! », « Ah, j’ai déjà vu cette situation », « Moi, quand j’étais enceinte, ma chef m’a dit.. ». Ce qui est très intéressant, c’est de vivre l’expérience en petits groupes, femmes et hommes, jeunes et moins jeunes et l’échange sur le vécu de chacun est très riche. Car il n’y a que par le dialogue et une prise de conscience collective, que l’on pourra aller vers une société plus égalitaire.
Comment utiliserez-vous les conclusions de la recherche menée par Françoise Poyet ?
Cette première étude sur l’impact de nos contenus nous donne déjà certaines clés. Elle prouve l’impact émotionnel très fort et la diversité des émotions en jeu, que l’on vit une expérience qui s’ancre dans le vécu émotionnel de la personne. Aussi, par exemple, on a découvert qu’une personne sur 5 s’identifiait au témoin (car ça la ramenait à son propre vécu). Cette étude est un premier pas pour un véritable programme de Recherche et Développement poussé pour aller plus loin dans l’impact émotionnel de nos contenus et pour faire évoluer les consciences.