Danser les préjugés

Interview réalisée par l’association CLIT

Jeudi 24 octobre 2019, à l’occasion de l’exposition “Que portais-tu ce jour-là ?”(1), Thaïs Weishaupt et Bérénice Bonhomme, deux danseuses de formation classique et contemporaine, nous ont présenté leur spectacle “Par des autres”. Installées au centre du hall du bâtiment de la Faculté Médecine Lyon Est, ces deux jeunes femmes ont su à merveille maîtriser l’art du spectacle vivant. Leur représentation est venue faire écho à l’exposition, destinée à lutter contre les stéréotypes de genre.

Nous avons eu la chance de pouvoir nous entretenir avec Bérénice, Thaïs ainsi que Delphine Julienne, chargée de projet à la mission Egalité-Diversité Lyon 1 (2) et des membres de l’association Parler (3).

Le CLIT : Pouvez-vous vous présenter et replacer le contexte dans lequel ce spectacle est né ?

Crédit : Eric Le Roux – Direction de la communication – Université Lyon 1

Bérénice : Je m’appelle Bérénice. J’ai fait un master EGAL’APS, un master d’études sur le genre, d’égalité dans et par le sport. L’année dernière, j’ai réalisé un service civique au sein de l’association Loba et de son projet Re-Création, qui lutte contre les violences sexistes et sexuelles faites aux femmes en utilisant la danse comme outil thérapeutique, d’engagement et de transformation sociale.

Au moment d’écrire mon mémoire sur cette association, je me suis interrogée sur ce que représente l’écriture d’un mémoire. Il y a la mémoire cérébrale, celle enregistrée par mon cerveau et que je peux transmettre par l’écriture, mais il y a aussi la mémoire de mon corps. Qu’est-ce que je fais de la mémoire de mon corps ? Après réflexions, j’ai eu l’idée d’écrire chorégraphiquement une sorte de mémoire dansé.

La mission égalité-diversité m’a contacté en fin d’année dernière pour me dire que l’exposition “Que portais-tu ce jour là ?” sera organisé cette année à la fac. Elle me demande aussi si c’est possible de réaliser une pièce de 30 mn environ dans le cadre de cet évènement. Je me suis dit que c’était là une opportunité de faire ce mémoire “dansé”. Mais je ne me sentais pas de le faire toute seule, alors j’ai demandé à Thaïs.

Ce que je trouve intéressant avec Thaïs, c’est que l’on part de la même formation : on a fait le conservatoire jusqu’à nos 18 ans ensemble à Valence et ensuite, on s’est quittées. On s’est formées toutes les deux à la danse contemporaine, mais avec des intervenant.e.s complètement différents. Avec chacune nos deux formations communes mais aussi différentes, se retrouver là aujourd’hui et aborder de manière globale mais aussi dans la danse ce qu’on nous a transmis en héritage, l’impact sur notre parcours de danseuse, comment on l’a vécu… Je trouve ça inspirant ! Et voilà, elle a accepté (rires).

Crédit : Eric Le Roux – Direction de la communication – Université Lyon 1

Thaïs : Je m’appelle Thaïs, j’ai fait une formation de danseuse interprète ces dernières années. L’idée avec ce projet était de nous interroger sur la mémoire de nos corps et aussi par là sur certaines connotations qu’on nous a transmises à travers la pédagogie de la danse. Nous avons notamment questionner des dictâtes de la danse classique, la manière dont elle contraint le corps et l’éduque.

Notre expérience de la danse contemporaine, nous permet un autre regard sur ce qu’on nous a transmis en héritage. Nous avons commencé la danse classique à 5 ans, et on nous a dit qu’il fallait être grande, avoir un beau coup de pied, lever les jambes, avoir les jambes fines et des bras fins… Le nombre de lois, soit implicites soit carrément ordonnées, sont nombreuses. C’était donc intéressant d’en rediscuter avec le recul qu’a permis le temps.

Bérénice : En fait, nous nous sommes aussi interrogées sur cette norme de corps de la danseuse classique. On nous disait d’avoir ce corps, que nous n’avons pas finalement. Nous prenons ici l’exemple de la danseuse classique car il est présent dans notre travail et très révélateur. Mais nous nous sommes également intéressée à d’autres figures dans lesquels nous retrouvons des paradigmes similaires, et qui sont aussi une part de nos héritages.

Le CLIT : Est-ce que vous pouvez peut-être nous en dire un peu plus sur les différentes parties de votre spectacle ?

Crédit : Eric Le Roux – Direction de la communication – Université Lyon 1

Thaïs : Nous avons échangé sur les normes de corps qui construisent les stéréotypes de genre, et nous avons ainsi décidé d’interroger la manière dont ils nous construisent et définissent en tant qu’individu.
Pendant les 30 minutes nous avons créés des parties vraiment distinctes, avec l’idée que d’une posture neutre nous allons visiter des corporéités normées plus ou moins proche de nous. Nous voulions par là interroger les représentations des corps féminins dans l’espace publique.

Bérénice : Dans la première partie nous avons sondé les stéréotypes de genre à travers la publicité. On a regardé des publicités des années 70/80 : Thaïs en récite certains extraits. Nous avons fait le choix de nous en tenir à des publicités anciennes, car on voulait vraiment s’intéresser à ce qu’elles transmettent à travers plusieurs générations.

Thaïs : Ce sont des pubs que nos parents ont pu entendre par exemple. Même si ce ne sont pas des choses auxquelles nos mères et nos pères adhèrent forcément, c’est leur histoire, donc ça fait partie de ce qu’on nous transmet, de notre monde, de notre corporalité.

Bérénice : Dans deux autres parties, “Fitness” et celle éponyme d’un article “Classement de 20 sportives qui auraient pu être mannequins”, nous citons la figure de la “sportive mannequin”.

Dans les salles de sports, il y a toujours cette affiche représentant une femme très élancée, en brassière, au corps “parfait” selon les normes de la société (bien sûr), et avec cette bouteille d’eau fraîche qui dégouline sur son corps. Elle doit être dans un effort, mais en même temps, pas trop : elle ne doit pas transpirer parce qu’elle doit continuer à être belle. Si elle grimace à cause de l’effort, ça ne va plus, elle n’est plus dans les codes de la féminité. Mais en même temps elle doit être dans l’effort, parce qu’il faut former son corps, il faut être belle pour l’été prochain. C’était un peu ces paradoxes qu’on a voulu visiter, à travers ces deux passages.

Il ne faut pas oublier qu’elles sont des femmes et qu’elles doivent correspondre à un certain type de féminité, que l’on oublie qu’elles sont dans l’effort, qu’elles grimacent au cours de leur performance. Une marathonienne, même si elle court et s’entraîne tous les jours, au bout d’un moment elle a mal, donc forcément, ses expressions du visage vont montrer qu’elle est dans l’effort. Mais elle aurait pu être mannequin quand même, avec son corps de rêve ! Et ce qui est intéressant dans cet article, c’est que c’est un magazine qui s’adresse aux femmes.., mais en fait on dirait que l’article s’adresse aux hommes finalement ! (rire).

Delphine : Il y a aussi ce côté où c’est presque dommage qu’elles soient sportives, parce que le mannequinat perd cette belle personne qui aurait pu faire vendre des supers fringues super chères (rire). À la place de ça, à force de faire son effort, elle va se déformer.

Bérénice : Elle va avoir trop d’abdos, trop d’épaules…
On a aussi deux parties d’auto-portrait. De ce que je peux dire sur la mienne, c’est cet écho à la mémoire de mon corps. Je fais référence à cette époque où je vivais chez ma grand-mère, où elle me racontait ses petites histoires de sa vie d’enfant mais aussi de jeune femme. Je percevais tous les tabous autours d’elles, et ces histoires, elle me les racontait avec beaucoup de pudeur, mais aussi avec cette envie de me les transmettre. Cela m’a beaucoup fait réfléchir sur la mémoire familiale : qu’est ce que l’on reçoit des anciennes générations et ce que l’on transmettre. Ses tabous, elle a dû les transmettre à ses enfants, et ses enfants ont dû me les transmettre aussi. Et forcément, j’ai la mémoire de ma grand mère dans ma mémoire, comme j’ai la mémoire de ma mère. J’ai compris beaucoup de chose en vivant avec elle, c’est autre chose que de la voir quelques fois par an lors des réunions de famille.

Thaïs : Dans ma partie, c’est personnel dans le sens où la posture m’est assez propre. Je me tiens avec les épaules à l’avant, il y a beaucoup de personnes qui sont venues me prendre les épaules pour me les remettre à l’arrière. Comme si ça allait résoudre le problème. La raison pour laquelle mes épaules sont à l’avant, c’est bien sûr le résultat de ma vie. C’est le cas pour toutes les postures de chacun.e. En faisant nos recherches, on a remarqué qu’on travaillait sur des corps relativement normés, verticaux, sans handicap flagrants. Je me suis dit que ce serait intéressant de laisser un espace à un corps qui ne serait pas vertical, plus expressif en lui-même de par sa posture, et de faire exister ce mouvement de corps dans l’espace.

Le CLIT : Vous avez d’autres choses à rajouter sur votre spectacle?

Crédit : Eric Le Roux – Direction de la communication – Université Lyon 1

Thaïs : On n’a pas parlé de deux autres parties: celle des poses de mannequins un peu fantasmées, et celle de “qui habite ces poses”. Le jeu pour cette dernière c’est pour Bérénice, de me contraindre à reproduire des détails de nos poses de mannequins, et moi de me laisser transformer par l’imaginaire, ou par les injonctions que peuvent créer certaines formes ou certains détails de bras, de dos… L’idée c’est de mettre en scène l’action de quelqu’un qui contraint quelqu’un d’autre, de questionner ce que ça crée: quels sont les rapports aux autres, les rapports de celle qui contraint à celle qui est contrainte et inversement.

Bérénice : Dans ce duo à chaque fois c’est différent. Par exemple, quand on l’a fait tout à l’heure, il y a quelque chose qui m’est venu : à un moment, je lui mettais son pied d’une certaine manière, et je lui imposait. En danse classique, il y a les dégagés. Et je me rappelle – j’ai le pied en banane – qu’on me remettait souvent mon pied en place. Et oui finalement, je peux le mettre comme il faut, selon les codes, mais mes muscles, ma morphologie, comment je suis formée font que j’ai cette forme de pied. Je peux le travailler mais il reviendra toujours plus ou moins à sa forme de base. Faire ce geste faisait donc référence à tous les codes classiques qui ne correspondent pas du tout à nos corps et à nos morphologies mais à un certain type de corps très précis.

Thaïs : C’est la première fois que ça arrive, un passage aussi classique. J’ai arrêté la danse classique pendant plusieurs années parce que j’ai toujours eu du mal à m’identifier à la figure traditionnelle de la danseuse classique. À partir du moment où j’ai trouvé une porte de sortie, j’ai fui. Il y a une mouvance dans la danse contemporaine avec une volonté d’hybridation d’influences donc il y a des profils très différents : il y a des gens qui vont faire du hip hop, des acrobaties par exemples et ce sont des spécificités très nourrissantes.

Moi c’est comme si j’avais un peu honte de cet apprentissage-là, alors que si j’en ai fait pendant longtemps c’est qu’il y a quelque chose qui me touche dans le mouvement. C’est-à-dire que je danse quand même quand je fais de la danse classique. Ces derniers temps, je m’interroge sur comment je peux re-convoquer ce vocabulaire-là qui est contraignant, avec ma vision des choses aujourd’hui. Je m’interroge sur ses contraintes sur mon corps et comment garder mon autonomie à l’intérieur.

J’ai expérimenté ça tout à l’heure. C’est une expérience très différente de faire ces gestes par mimétisme subit ou de s’en émanciper en ayant conscience de ce qu’ils portent.

Le CLIT : Avec l’aide de Delphine, qui s’est occupée de l’exposition, vous pouvez dire un mot sur les visions de la féminité que vous avez transmises dans cette danse et le lien avec les violences sexuelles ainsi que l’exposition et les vêtements des victimes ?

Delphine : Avec mon ressenti et tout ce que vous expliquez, je pense à la réappropriation qui est hyper présent dans vos histoires personnelles, dans votre rapport à la danse et au corps. Et je pense que c’est aussi ce qu’on retrouve dans cette exposition et par le travail de l’association Parler : c’est comment se réapproprier ce qui nous est arrivé pour que ce ne soit plus quelque chose qui vienne nous détruire.
Par exemple, ce que tu as dit sur la danse classique Bérénice, ça l’a vraiment imagé tout de suite. Imaginons un évènement traumatique de ce genre, bien sûr chaque personne réagit de manière différente, mais imaginons quelqu’un qui va être dans le déni. Une personne qui va sortir pendant très longtemps cet événement de sa tête et qui au bout d’un certain temps avec un déclic, une discussion ou je ne sais quoi va arriver à se réapproprier ce moment-là.
Elle va arriver à en faire ce qu’elle en a envie. Et à réutiliser ce moment qui de toutes manières fera toujours partie de sa vie, que ce soit un événement traumatique ou là, comme ce que vous disiez sur la danse classique.
Et qu’il y a finalement eu une rupture parce qu’en fait, c’est pénible les codes et c’est pénible les règles.
Moi, c’est ce que je retiendrai de votre prestation et de l’exposition en général c’est comment se réapproprier un évènement passé qui n’est pas forcément passé à l’intérieur de soi. Et arriver à en faire quelque chose, ou non, mais essayer de l’utiliser puisque, de toutes manières, il sera là.

Thaïs : Nous au début, on s’est dit que c’était important de se demander ce que nous voulions proposer pour ne pas faire simplement une extension de l’exposition. Avec l’idée que finalement tout était lié et que c’est en se permettant de visiter d’autres stéréotypes, même ceux qui nous dérangent que nous pourrions nous en émanciper. Par exemple faire des poses de mannequins dans un espace public ça me gêne personnellement. Mais me l’autoriser, c’est me permettre de légitimer la liberté de mon corps, de ma présence dans l’espace (publique). C’est un peu le chemin qu’on a fait.

Bérénice : Oui on s’est posé la question de la réappropriation de l’espace, comme se permettre de faire des poses de mannequins. C’était d’ailleurs très révélateur, on a bien vu qu’il y a des gens qui ont déjà cet espace depuis très longtemps et ne se questionnent pas là dessus. (Pendant la représentation, un groupe d’hommes est sorti de réunion au milieu de l’espace utilisé par Thaïs et Bérénice pour leur danse, de manière très bruyante et sans attention pour Thaïs dansant dans le hall à moins d’un mètre d’eux.)

Thaïs : C’est marrant (ironie) c’était au moment où je ne prenais pas l’espace justement.

Bérénice : Oui c’était très intéressant sociologiquement (rire) ! Je pense que ce spectacle n’aurait pas le même impact s’il était fait dans une salle de spectacle que dans ce lieu public et qu’on perdrait beaucoup en fait.

Le CLIT : Est-ce que vous pensez redonner votre présentation quelque part ? Vous avez pensé à la suite ?

Bérénice : Oui nous aimerions bien le reproduire, nous avons quelques pistes mais rien de sûr, c’est encore en pourparler. À la base, comme cela nous l’a été présenté, nous étions vraiment concentrée sur le 24 octobre. Mais après les deux semaines de répétition qu’on a passées ensemble, on s’est dit qu’il faudrait trouver le moyen de continuer le travail et de le performer ailleurs. Donc oui on va le refaire et on était très contentes d’être là.

Le CLIT : Merci beaucoup tout le monde !


1 – L’Université Claude Bernard Lyon 1 accueille cette exposition, prêtée par l’association Parler, dans le cadre d’une série d’événements en lien avec la journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes qui se tient chaque année le 25 novembre. Cette exposition circule pendant six semaines dans les différents campus de Lyon 1 (La Doua, Rockefeller, l’INSPE…). Cette exposition , créée à l’université du Kansas, a été reprise dans le monde entier pour présenter 16 tenues portées par des victimes de viol, afin de déconstruire le stéréotype imputant la responsabilité à la victime à cause de sa tenue.

2 – Depuis 2004, la Mission Égalité devenue Mission Égalité-Diversité en 2016 agit en faveur de l’égalité entre les femmes et leshommes et contre tout type de discriminations au sein de l’Université. Elle veille à ce que la dimension de l’égalité entre les femmes et les hommes, la lutte contre les discriminations, une communication et des actions non stéréotypées soient intégrées aux réflexions, à tous les projets et actions de l’établissement.

3 – Association française de 2017 qui intervient dans l’accompagnement des femmes victimes de violences sexuelles, de la prise de parole au dépôt de plainte et après.