Interview de No Anger – « Ma thèse : Défier la sexualisation du regard »

Crédit : Arsène Marquis

Pouvez-vous vous présenter ?

Je suis Noémie Aulombard, alias No Anger, doctorante à l’ENS de Lyon (et, je l’espère, future docteure ! ndlr Docteure depuis le 13 septembre 2019 ) Je viens de finir ma thèse en science politique sur la nudité et les représentations sexuelles dans la contestation politique.

Le corps est plus affaire de représentations sociales, de discours et d’images que de naturel et de biologie

Sur quoi porte votre thèse ? Pourquoi ce sujet ?

J’ai commencé un parcours de recherche avec mon M1 sur le thème du corps comme instrument de la contestation politique. Au départ, j’ai traité dans mon premier mémoire de l’élaboration de discours autour d’actes contestataires qui prennent le corps comme élément central, tels que le sit-in, le kiss-in, ou la grève de la faim. S’y annonçaient quelques grands thèmes qui se retrouvent dans mon travail de thèse, et en premier lieu l’idée que le corps est plus affaire de représentations sociales, de discours et d’images que de naturel et de biologie. Cette première recherche m’a appris que, même si la part du biologique demeurait importante, le corps et les corps, le biologique même, étaient comme un écran vierge sur lequel le social projetait d’innombrables images qui évoluent et peuvent même parfois se contredire entre elles : un corps qui se met en scène de manières différentes peut évoquer divers affects, soutenir ou illustrer divers propos.

La notion de mise en scène sociale des corps s’est alors imposée à moi ; et son importance s’est confirmée dans mon deuxième travail de recherche, qui a consisté en mon mémoire de Master 2. S’inscrivant dans la discipline d’histoire de la pensée politique, ce second mémoire portait sur le corps de l’artiste dans la contestation politique. Influencé par les pensées féministes que je découvrais alors, ce travail amorce une analyse autour des images dominantes du corps féminin et des modalités de leur contestation. Ma réflexion s’y organisait en deux axes : je m’intéressais tout d’abord aux évolutions qu’avaient connues, au XXème siècle, les conceptions politiques du corps et de l’identité, notamment sous l’impulsion des pensées féministes.

Ce que l’on imagine des corps influe sur les façons de les montrer et de les regarder, ce qui influence les pratiques, notamment discriminatoires, des acteurs sociaux et actrices sociales

J’envisageais ensuite comment deux artistes – Claude Cahun et ORLAN – s’emparaient de ces thèmes et participaient, dans leurs œuvres respectives, de leur mise en question. S’est alors développé l’idée que le corps peut être création artistique, matière jamais figée mais en constante réinvention. Ce mémoire de Master 2 esquisse beaucoup de directions, dont je poursuivrais l’exploration, dans mon travail de thèse : les mises en scène et d’images imposées aux corps ou produites par eux, le recours aux logiques artistiques pour les réinventer…

Voilà le contexte dans lequel j’ai entamé ma thèse. Les mises en scène sociales du corps, c’était l’idée centrale. J’ai étudié, par le biais de la notion des scripts corporels, comment se forme l’imaginaire dominant et comment il structure le regard social sur les corps et, ainsi, les discriminations auxquelles ils doivent faire face.

Ce que l’on imagine des corps influe sur les façons de les montrer et de les regarder, ce qui influence les pratiques, notamment discriminatoires, des acteurs sociaux et actrices sociales, pratiques qui façonnent à leur tour les imaginaires.

Par exemple, on imagine qu’un corps féminin serait moins apte au travail que son homologue masculin ; du coup, on le teste en lui demandant deux fois plus, ce qui renforce cet imaginaire-là.

Certains thèmes principaux de mon parcours de recherche concernent des préoccupations qui me sont toutes personnelles

Votre travail de thèse est-il associé à vos engagements, à votre expérience personnelle ?

Pour moi, on ne peut séparer le parcours personnel du parcours intellectuel. Bien sûr, ma longue expérience du regard dominant sur mon corps a nourri mon travail de recherches. Certains thèmes principaux de mon parcours de recherche concernent des préoccupations qui me sont toutes personnelles, telles que la façon de pouvoir être sujet de la monstration de son corps quand le regard dominant objective sans cesse certains corps – et le mien, en particulier. Comment on peut orienter le regard sur telle particularité plutôt que sur telle autre ?

Souvent on me réduit à mon handicap. On résume mon corps à mon seul handicap. Or, je suis aussi lesbienne. Et par certaines tenues vestimentaires ou par mes coupes de cheveux, je tente d’orienter le regard sur ça aussi. C’est un jeu

Il ne faut pas attendre de se sentir légitime. Il faut travailler à conquérir cette légitimité

Auriez-vous un message, des conseils, pour les femmes qui souhaitent se lancer dans une carrière dans la recherche ?

Comme beaucoup de femmes (et qui plus est handicapées), je ne me sentais pas légitime au départ, à parler de mes sujets de recherche et puis, peu à peu, j’ai compris que la légitimité s’acquiert en parlant et en faisant. Il ne faut pas attendre de se sentir légitime. Il faut travailler à la conquérir

Au début, c’était un vrai combat avec moi-même quand je devais écrire ou parler de mon travail. C’était un arrachement à soi. Et puis, j’ai compris que puisque je travaillais sur mes sujets depuis quatre, cinq, six ans, j’étais légitime. C’est en forgeant qu’on devient forgeron·ne !

Quels sont vos projets ?

J’aimerais intégrer le CNRS pour un poste de chargée de recherche et sinon, ce sera la jungle de la recherche d’emploi ! La question de l’emploi et du handicap est une perspective qui effraie encore pas mal de personnes sur le marché du travail, il y a encore des progrès énormes à faire dans ce domaine.

Dans cette rubrique nous aimons bien les critiques de livres, de films, de documentaires. Auriez-vous une suggestion pour nos lectrices et lecteurs et abonné·es?

Mutantes, de Virginie Despentes. C’est un documentaire sur le courant post-porn. Il m’a fait prendre conscience qu’au même titre que le corps, la (ma) sexualité pouvait être création artistique et c’est assez libérateur !

Vous pouvez suivre le travail de No Anger sur son blog : https://amongestedefendant.wordpress.com/

Sa thèse : http://www.theses.fr/s98802 (soutenue le 13 septembre 2019 à 14h)

Vous pouvez l’entendre dans un podcast à soi : Féminisme et handicap : les corps indociles